Programme de recherche | S’entretenir
vendredi 13 septembre 2024
Coordinateurs du programme et responsables scientifiques : Anyssa Kapelusz, Arnaud Maïsetti
Argumentaire
[/Dans le dialogue, le monde est tissé tout autrement, sans fond, ni scène.
Jean-Luc Nancy/]
Le programme S’entretenir vise à recueillir des paroles d’artistes afin d’observer les pratiques et les mutations de la création contemporaine, mais aussi à interroger l’espace singulier de l’entretien. Ce programme propose donc un travail dont la méthode est aussi son objet d’étude.
Ce programme s’inscrit dans les travaux du LESA dans la mesure où il articule une approche des formes artistiques contemporaines à une réflexion sur les outils qui voudraient les étudier, qu’il s’ancre pleinement dans le territoire euro-méditerranéen, et qu’il aura pour cadre en partie les discours des artistes. Cependant, plutôt que le produit de l’art, c’est ici la production d’une forme que nous interrogeons.
Premier objectif : Approcher les mutations de la création contemporaine depuis l’amont de leur production (et non l’aval de leur objet produit) : comment le processus de création – la saisie d’un geste d’inscription – permet-il de nommer ce qui est en jeu dans les arts de notre temps ?
Comment nommer les mutations des arts d’aujourd’hui, non par l’étude des objets artistiques, mais depuis leur processus de création ? Le programme S’entretenir vise à interroger la création actuelle par l’entretien avec les artistes. Il s’agirait dès lors d’étudier la fabrique de nouvelles écritures artistiques – textuelles, plastiques, musicales, chorégraphiques, théâtrales, cinématographiques, sonores, marionnettiques, circassiennes, etc. –, leurs protocoles, leurs méthodes, leurs modes de production, au moment où elles se cherchent et s’inventent.
Il s’agirait de repenser ce qui depuis près de vingt ans tisse notre contemporainéité, au lieu où les formes inventent à la fois leur processus et leur objet.
Qu’on ait pu parler d’écritures de plateau en théâtre (Bruno Tackels) ou d’écritures cinématographique réalisées au montage plutôt que dans le scénario, qu’on évoque les gestes de plasticiens, vidéastes, graffeurs qui font de leur art l’espace d’une intervention, ou qu’on attribue au musicien, danseur, peintre, une fonction performative, et c’est ce geste d’écritures (ou cette écriture des gestes) qui exige d’être examiné autrement – en même temps que doivent être réévaluées les notions évoquées plus haut.
Car celles-ci pourraient être interrogées, ensemble, au lieu de leur inscription et saisies dans un mouvement plus large : mouvement qui pourrait nommer une histoire, non pas celle des formes seulement, mais celle qui les enveloppe et nomme avec elle l’histoire politique d’arts contemporains de leur inscription et d’un monde accéléré, jouant l’illusion de son immédiateté virtuelle, et cependant toujours plus relocalisé, cherchant les territoires de son inscription réelle.
En revenant aux processus de création, l’entretien permet de saisir et de mesurer les mutations qui ont lieu sur les manières de fabriquer, de concevoir, et de penser une œuvre actuellement. Il permet de réévaluer les notions d’auteurs (collectif ?), d’œuvres (objet ? performance ? processus ? protocole ? dispositif ? concept ?) à l’heure où tous ces termes sont reforgées par l’économie des arts vivants. Il pourra également de nous ouvrir à une réflexion sur l’économie et la politique des créations en questionnant, à la racine du geste de création, ce qui les organise, ce qui les meut, ce qui les déploie.
Pour interroger ces mutations au lieu même où elles s’inventent, et puisqu’il semble que leur singularité tient à se constituer comme processus, nous voudrions nous situer à l’endroit de leur geste qui les élabore. Et c’est par le prisme d’un élément-clé de l’outillage critique qui les documente et les réfléchit que nous les questionnons : l’entretien.
Second objectif | l’espace de l’entretien : Interroger le cadre de l’entretien artiste/chercheur, ce dont il rend compte du processus de création artistique, autant que ce qu’il produit comme système de pensée sur l’œuvre à venir. Face au chercheur, comment l’artiste raconte-t-il, et réinvente-t-il son geste ?
Il s’agirait de questionner l’entretien en tant que technique liée à des supports et des matériaux spécifiques (entretiens oraux ou écrits, traces sonores, audiovisuelles ou scripturaires), en tant qu’espace-temps spécifique (enregistrement ou non, entretien en direct ou différé, à distance ou non, temporalités brèves ou longues).
Il faudrait repérer les récurrences – peut-être les normes implicites – selon lesquelles ces entretiens se construisent ; envisager un arraisonnement possible, par les discours, de la production de l’œuvre ; interroger les attentes du chercheur tout comme celles de l’artiste. L’entretien sera au centre de ce programme, comme méthode et comme objet même de la recherche. Paroles et écoutes croisées lors de l’entretien n’y seraient donc pas source d’une vérité de l’œuvre, ni regard suspendu, état des lieux objectivant sur l’œuvre, mais un espace venu informer le processus de création.
Nous faisons ainsi l’hypothèse que la production du discours sur la création artistique, par le biais de l’entretien artiste/chercheur, rend compte de ce processus tout autant qu’elle l’informe, l’enrichit ou le détermine – bref, participe selon diverses modalités de l’élaboration de l’œuvre.
Nous tenterions par conséquent de saisir les enjeux et les mutations de la création artistique contemporaine, non pas depuis un discours rétrospectif et peut-être surplombant, mais dans le mouvement de leur élaboration par son récit tout autant que le regard (et l’écoute) projeté sur ce récit. L’entretien invite à être compris comme espace où le travail artistique se dévoile, se décrit, se montre, se rend public, se commente, voire se justifie / se légitime, en regard de certains présupposés critiques ou institutionnels.
Ainsi, questionner l’entretien permettra de se situer au plus près de la fabrique de l’œuvre et de repenser notre outillage critique en dehors d’attendus liés à certaines catégories que l’histoire de l’art, l’esthétique, les études théâtrales ou cinématographiques, etc., ont pu élaborer et qui semblent parfois aujourd’hui dépassées (pensons, par exemple, à l’opposition entre fiction et documentaire, persistante dans les discours, qui nous paraît obsolète au vu d’un certain nombre de créations artistiques récentes).
Il s’agira également de questionner nos épistémologies respectives et les limites inhérentes aux cadres de pensées qu’elles constituent.
L’entretien procéderait donc par résonance. Il serait une façon, en retour, d’interroger les discours : celui de l’artiste et celui du chercheur. Par les mots employés, et les manières de dire l’œuvre. Via l’entretien, on se confronterait aussi avec les virtualités de l’œuvre, ses devenirs possibles dans l’échange en dehors de l’œuvre.
Depuis le début des années 2000, des travaux de recherche en littérature et en arts plastiques se sont intéressés aux écrits d’artistes, examinant les livres et performances orales produites parallèlement aux créations, ainsi que les textes constitutifs d’œuvres ou de dispositifs d’exposition. Dans une perspective intermédiale a été soulignée la relation d’analogie ou, à l’inverse, de divergence entre la littérature d’artiste et la pratique à partir de quoi elle se constitue.
Parmi ces recherches, peu se sont intéressées à l’entretien artiste/chercheur en tant que dialogue à même d’influer à la fois sur le processus d’élaboration de l’œuvre et sur le processus de recherche sur l’art. « Dans le dialogue, le monde est tissé tout autrement, sans fond, ni scène », suggère Jean-Luc Nancy, alors qu’il suit les répétitions des Phéniciennes aux côtés de Philippe Lacoue-Labarthe et Michel Deutsch. Le philosophe suggère une distinction entre deux mondes qui pourrait nous sembler féconde : celui toujours énigmatique du geste créateur, et celui, défait de la scène, de la toile, de la caméra ou de la feuille, du dialogue sur l’art. C’est cet « autrement » tissé – autre temporalité, autre espace – que nous chercherions collectivement à saisir.
À cet égard, l’entretien pose la question des potentialités. L’espace de l’entretien semble en effet un espace tiers, en se posant comme interstice entre le discours du chercheur et celui de l’artiste, ou comme un rapport d’intervalle entre l’œuvre et le spectateur… C’est là peut-être le “cinquième mur” dont parle Castellucci, dans lequel quelque chose se construit dans le discours en l’absence de l’œuvre. Il s’agirait donc d’une réflexion sur le temps : quelque chose est passé (puisqu’on en parle), mais la parole permet d’actualiser la virtualité de l’œuvre. En ce sens, l’entretien ne fait qu’ouvrir, sans cesse, la possibilité de l’œuvre.
En conséquence, il s’agira, par un échange véritablement interdisciplinaire, de produire de nouvelles formes d’entretiens appuyés sur un lexique renouvelé, permettant de mieux rendre compte des phénomènes artistiques aujourd’hui en mouvement.
Ainsi il sera essentiel d’associer nos travaux à ceux de chercheurs étrangers pour confronter méthodes et approches, et nourrir ces recherches des écritures contemporaines de l’art d’un dialogue avec des chercheurs de toutes les disciplines artistiques et de tous horizons.
Au dialogue avec les artistes et praticiens, s’accompagnera un dialogue avec d’autres chercheurs internationaux – et singulièrement dans le territoire euro-méditerranéen : c’est parce que nous mettons au centre de ce programme l’enjeu du dialogue pour approcher les écritures que nous pensons que ces écritures sont aussi et surtout des appels au dialogue : entre les arts, entre chercheurs et praticiens, et avec le monde.
Actions envisagées.
Temps 1. La construction du corpus d’entretiens. Méthodes (2017-2019)
Tout au long de la conduite du programme, un site internet, espace collaboratif d’archivage et de travail – dans le prolongement des recherches constituées autour du site Incertains Regards – sera à la fois :
— le lieu de construction de notre corpus (Espace Corpus)
— l’espace où sera interrogé nos outils (Espace Méthode)
— la plateforme de diffusion (vidéos, sons et textes) des entretiens (Espace Entretiens)
— l’endroit où les mutations des écritures contemporaines de l’art seront étudiées (Espace Revue)
Nous élaborerons un large matériau d’études (questionnaires, enquêtes…) destinée à être établi sur un temps court, ou long (avec reprise du même questionnaire plusieurs mois / années après.)
Temps 2. L’Étude des entretiens.
Pour une approche dialogique des écritures contemporaines de l’art (2018-2020)
— Séminaire doctoral d’écoute et de lecture d’entretiens (bi-annuel)
— Journée d’études : S’entretenir avec les formes contemporaines de l’art (Automne 2018)
— Colloque international : Écritures contemporaines de l’art : les mots pour le dire (Automne 2020)
Temps 3. Valorisation et publications [2018-2019]
Ouvrage sur les Écritures contemporaines de l’art (publication PUP) : entretiens et cartographie des modes d’écritures (cinéma, théâtre, musique, danse, arts plastiques…) (2021 ?)
Constitution d’une bibliographie recensant les entretiens d’artistes (depuis 2000) : (en ligne, sur le site Incertains-Regards)
Bibliographie de travail :
Éléments théoriques
— Barthes, Roland, « Éléments de sémiologie », in Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1965.
— Benveniste, Émile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
— Bourdieu, Pierre, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982
— Deleuze, Gilles, Parnet, Claire, Dialogues, Paris, Champs essais, 2008.
— Derrida, Jacques,
– De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967.
– L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.
— Lyotard, Jean-François,
– Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971
– Des dispositifs pulsionnels, Paris, U.G.E., coll. 10/18, 1973, rééd. Bourgois, 1980
— Nancy, Jean-Luc, Les Muses, Paris, Galilée, 1994.
Enjeux des arts contemporains
— During, Elie, Jeanpierre, Laurent (dirs), À quoi pense l’art contemporain ?, in Critique n° 759-760, 2010.
— Game, Jérôme, Sous influence. Ce que l’art contemporain fait à la littérature, MAC/VAL, coll. « Sous influence », 2012
— Genette, Gérard, L’œuvre d’art II. La relation esthétique, Seuil, Paris, 1997.
— Nachtergael, Magali (textes réunis par), Lectures de l’art contemporain, in Textuel, n° 52, 2007.
Sur les écrits d’artistes
— Brayer, Marie-Ange, « Fabulations : les postures de l’artiste en écrivain », Artpress spécial, « Vingt ans. L’histoire continue », 1992, p. 44-48.
— Corbel, Laurence, Le Discours de l’art. Écrits d’artistes 1960-1980, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012
— Dupeyrat, Jérôme, Harel Vivier, Mathieu (dir.). Écrits et paroles d’artistes, De l’énonciation à la publication, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Arts contemporains », 2013.
— Jaeglé, Claude, L’Interview, artistes et intellectuels face aux journalistes, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.
— Kris Ernst, Kurz, Otto, La Légende de l’artiste, un essai historique, Paris, Allia, 2010.
— Lodge, David, L’atelier d’écriture, Paris, Rivages, 2008.
— Lyotard, Jean-François, L’Assassinat de l’expérience par la peinture, Bègles, Castor astral, 1984.
— Marin, Louis, De l’entretien, Paris, Les Éditions de Minuit, 1997.
— Mœglin-Delcroix, Anne, Sur le livre d’artiste : articles et écrits de circonstance (1981-2005), Marseille, Le mot et le reste, coll. « Formes », 2006
Écrits et paroles d’artistes
— Barthes, Le Grain de la voix, Entretiens 1962-1980, Paris, Seuil, 1981.
— Bourgeois, Louis, Ecrits et Entretiens, 1923-2000, Paris, Daniel Lelong, 2000.
— Buren, Daniel, Les Ecrits 1965-2012, Paris, Flammarion, 2012.
— Dylan, Bob, Interviews, 1962-2004, Paris, Bartillat, 2007.
— Kandinski, Vassily, Écrits complets, t. II, Paris, Denoël, 1970.
— Koltès, Bernard-Marie, Une part de ma vie (entretien 1983-1989), Paris, Les Éditions de Minuit, 1999.
— Klee, Paul, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, 1998 (1924).
— Lebeer, Irmeline, Entretiens 1972-1984, Paris, Jacqueline Chambon, 1997.
— Michon, Pierre, Le Roi vient quand il veut, Entretien, Paris, Albin Michel, 2010.
— Obrist, Hans Ulrich,,Conversations, Paris, Manuella, 2008.
— Renaude, Noëlle, Métais-Chastanier, Barbara, Accidents, Essai Epistolaire, ENS éditions, collection "Tohu Bohu", 2016.
— Warhol, Andy, Entretiens 1962/1987, Paris, Grasset, 2005.
Méthodologie de l’entretien
— Becker, Howard S., Les ficelles du métier, Paris, la Découverte, 2002.
— Menger, Pierre-Michel, Le travail créateur : s’accomplir dans l’incertain, Paris, Seuil, 2014.
Comptes rendus de colloque
— Entretien filmé lors du colloque Paroles d’artistes, organisé au Centre G. Pompidou, en 2013
— Mise en ligne du colloque international interdisciplinaire Entretiens d’artistes, musique, cinéma & arts plastiques, Université Libre de Bruxelles, du 2 au 4 décembre 2010
Site internet
– Méthode d’entretien d’artistes sur le site de Guillaume Dessangles : 100 milliards de propositions pour faire parler un artiste
Actions passées
— Entretiens publics :
– Maria Velasco / David Ferré : Délivre-toi de mes désirs (mars 2017)
– Alain Béhar : Les Vagabondes (janvier 2018)
— Entretien privé :
Philippe Malone (novembre 2016)
— Entretien publié
– François-Michel Pesenti, entretien avec Louis Dieuzayde, “Un théâtre de la quintessence”, in Incertains Regards, n°6, PUF, 2017.
— Entretien en cours de publication :
– Joseph Danan, in Parages (revue du Théâtre National de Strasbourg), “Autour de Lendemain : surmonter l’aporie”, mars 2018
— A venir (en partenariat avec le théâtre Antoine Vitez)
– Table-ronde : Entretien jeunes compagnie : La fabrique politique du théâtre aujourd’hui
— Séminaire doctoral (en projet).
— Journée d’étude (en projet).
— Structures partenaires
– Le Théâtre Antoine Vitez (Aix-en-Provence)
– École Régionale d’Acteurs de Cannes (ERAC)
– Formation supérieure d’art en espace public (FAI-AR)
– Villa Marelle, Maison des Ecrivains (Friche Belle de Mai, Marseille)
– Centre International de Poésie de Marseille
– Éditions numérique publie.net
[d’autres partenariats à préciser…]