n° 8 | Du trans : avenir ou impasse (2018)

vendredi 13 septembre 2024


le monde est en passe d’assumer de ne plus être autre que trans.


Parution décembre 2018, sous la direction de Yannick Butel et des membres du comité de rédaction : Louis Dieuzayde, Anyssa Kapelusz, Gilles Suzanne, et Arnaud Maïsetti.

Inclus : un CD,

— Une pièce audiophonique : Chants Barbares de D’ De Kabal (interprétée par les étudiants de la section théâtre de l’Université Aix-Marseille), mise en voix par Arnaud Maïsetti

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Sommaire :
— Préface :
 trans : avenir ou impasse, Yannick Butel
— L’enjeu :
 dramaturgie : Transformer le présent, ou la transe d’un théâtre urbain. À propos de Chants Barbares, de D’ de Kabal, Arnaud Maïsetti
— La voix est libre
 Devenir socle, changer de cadre. Prolégomènes pour penser l’art en espace public, Suivi d’un entretien avec Jean‐Sébastien Steil, par Marie Reverdy
— Lecteurs/spectateurs
 Arts et médiation dans le monde arabe : éléments de réflexion sur le transnational, Gilles Suzanne
 La transculturalité, ses revers, son envers. Dans Les Tribulations du dernier Sijilmassi de Fouad Laroui, Badia Mazboudi
 Une usine à travestis : le « transvécu » et la dramaturgie du témoignage, Clovis Di Massa
 « Entre les ruines » et au‐delà : interstices, fluences et trans, Anyssa Kapelusz
 Supervision de Sonia Chiambretto. Une étude théâtrale de la machine capitaliste, Louis Dieuzayde
 Droite-Gauchen le théâtre de translation de Sandra Iché, Yannick Butel
— La librairie
 Singularités du « trans » : humanisme, technologie et société. À propos de Stephen Lilley, Transhumanism and Society. The Social Debate over Human Enhancement, Springer, 2013, Dordrecht, Heidelberg, New York, London, Yvan Tina


Du Trans : avenir ou impasse ?

[/préface de Yannick Butel/]


Au tournant du xix-xxe siècle, les pratiques artistiques ont cessé pour partie d’être observables au seul prisme des genres et d’une technique spécifique. Ce que Jean-François Lyotard, parlant de la production et de la réception des œuvres d’art, soulignait en écrivant de celles-ci qu’elles étaient construites sur des « intrigues plastiques moins monnayables, racontables, signifiables [1] ».

Outre-Rhin, Theodor Adorno, le 23 juillet 1966, à l’Académie des arts de Berlin, s’était également inquiété de cet état de l’art. Dans sa conférence « Die Kunst und die Kunste [2] », aux premières lignes de son discours, il remarquait que « dans l’évolution la plus récente, les frontières entre les divers arts se fluidifient et s’interpénètrent, ou, pour dire mieux, leurs lignes de démarcation se dissolvent et s’effilochent, leurs limites se disloquent ». Enfin, il ajoutait : « Si possible, il nous faut interpréter le processus de dislocation des frontières entre les arts ». Il s’interrogeait alors sur ce qu’il nommerait également « l’éclectisme du brisé [3] ». Il avança alors le concept « d’effrangement des arts », manière, en définitive, de saisir ce qui correspondait à un « tournant esthétique ». Ces transformations et ces mutations conduiront à de nouvelles formes de perception et de réception qui, comme Walter Benjamin le souligne quand il parle du théâtre de Brecht, faisaient que dorénavant l’art « consiste à provoquer l’étonnement plutôt que l’identification [4] ». D’aucuns ont relevé cette « réalité » comme un passage de la modernité à la postmodernité, ou, disons-le autrement pour le figurer d’une manière temporelle, passage d’un avant à un après.

Ce clivage, s’il est pertinent, ne suffit toutefois pas à pointer les porosités entre les deux « époques » dont les modes relationnels ne s’inscrivent pas exclusivement dans l’opposition et la rupture.

D’un usage courant au xixe siècle et sans emploi autre que linguistique, le préfixe « trans » apparaît comme l’un des marqueurs du xx-xxie siècle, au point qu’il pourrait avoir un impact conceptuel à même de nous aider à réfléchir la complexité aussi bien en arts que dans les relations que le monde entretient à l’œuvre d’art.

Ainsi, plus personne ne s’étonne de voir apparaître des mots formés et composés à partir du préfixe « Trans », mots qui ont un rapport plus ou moins direct avec l’art. On parle ainsi de transpoétique, de transesthétique, de translinguistique, de transémiotique, de transgenre, de transculturel, de transmédial... et l’art n’étant pas étranger aux mouvements des sociétés, on voit se développer les idées de transculturel, de transnational, de transpolitique, de transcommunication, de transvirtuel, de transsubjectivité, de transfiguration, de transmigration, de transhumanisme...

Comme une contagion, comme une pandémie, le « monde est en passe d’assumer de ne plus être autre que trans ». Et chacun de ces substantifs recomposés et augmentés semble désigner une nouvelle forme, un nouvel état. C’est-à-dire, en définitive, une histoire en mouvement où un modèle historique se décompose et/ou se recompose en un modèle dérivé.

Par-là, la notion de « trans » induit l’idée d’un passage, d’un mouvement qui permet de penser un prolongement, une variation ou une mutation, une dérivation, une continuité sous une forme différente, un glissement sémiotique autant qu’une nouveauté sémantique...

Soit la représentation d’un nouveau modèle d’évolution où les figures de centre et de périphérie seraient concurrencées par des configurations qui privilégient la déportation, la translation, l’écart... à la rupture.
Éminemment politique in fine, l’usage du « trans » dans la langue induit une approche renouvelée des modes de production et des modes de perception/réception des activités humaines (et donc des pratiques et réalisations artistiques), à même les espaces et les territoires où ils s’inscrivent.

Ergo, et de la même manière que le philosophe Étienne Balibar explore localement la transcitoyenneté et la transeuropéanité dans un monde bouleversé, il faut sans doute envisager de re-questionner l’espace de l’art à l’aune du « trans ».

Que désignent ces mots recomposés à partir du préfixe « trans » ? Que signifie cette inflation du « trans » en toutes choses ?...

D’évidence, si dans un premier temps l’optimisme a pu gagner certains en présupposant un développement, une mutation, un passage ; dans un second temps, il est peut-être nécessaire d’adopter un point de vue plus critique.

Et si le « trans » était le marqueur d’une incapacité à rompre avec l’ancien, avec le passé, avec les héritages ? Dit autrement, ce que laisse entendre une société qui ne se manifeste qu’à travers le « trans » n’est peut-être qu’une société mutilée d’un « devenir différentiel » pour reprendre le concept à Felix Guattari.

Dit plus précisément, un monde qui ne se décline plus que sous ses formes « trans » n’est peut-être qu’un monde, en définitive, sans actualité, sans imagination... sans souffle, ni Geist ? Et si le « trans », donc, n’était qu’un cosmétique fardant à peine l’incapacité de trouver d’autres voies à l’esthétique ? Une sorte de béquille, en quelque sorte, qui soulignerait la difficulté du nouveau à paraître...

Du goût du vintage, de l’engouement pour le commémoratif, de la célébration, du reenactment qui sont prisés par les pratiques artistiques et qui reviennent hanter la « création », on ne peut exclure que le concept de « Trans » ne souligne, in fine, un monde en panne, une Histoire qui bégaie.
Incertains Regards no 8, consacré au thème du « Trans », ne prétend pas solder cette « mode » du trans, mais plutôt en saisir quelques traces.

D’abord avec l’enregistrement de Chants Barbares de D’de Kabal (prononcer Déprime) qui raconte l’histoire sans récit d’un peuple sans territoire qui habite les banlieues et les zones. À l’endroit des espaces transitoires pour des nomades qui s’ignorent comme le révèle le texte d’Arnaud Maisetti qui saisit, au prisme de ces contes sans fées, les modes de trans-action, de trans-figuration, de trans-cription... Dans le prolongement de ces solitudes où s’inventent des langues, Jean-Sébastien Steil et Marie Reverdy font le pari de sortir les arts de la rue de la perception anachronique que d’aucuns en auraient. Oui, au lieu même de la rue, l’art se développe, se contextualise, s’invente avec les passants aussi. Dans leur dialogue, le lecteur saisira que les protocoles immersifs, liés à la pratique artistique en milieu urbain, qui jouent de transmutation, il y a la tentative de souder des mondes qui trop souvent s’excluent. « Mondes » ou un pluriel obligatoire qui fait écho, chez Gilles Suzanne, à une réflexion qui croise esthétique et dynamiques transnationales, fantasmées ou point d’orgue de passions, notamment en Méditerranée. Soit une réflexion critique sur la pertinence de l’inscription de l’art dans des cases trop étroites, là où l’œuvre, par nature, est au-delà/trans donc. Thème que décline également Badia Mazboudi quand elle investit le champ de la « transculturalité » à l’aune du roman de Fouad Laroui, Les Tribulations du dernier Sujilmassi. Contribution où notre amie et collègue de Beyrouth questionne le métissage culturel, les représentations caduques de la transversalité culturelle, et privilégie, à partir du roman, l’histoire d’une interculturalité. Et l’on comprend, à mesure que l’on découvre les contributions de ce nouveau numéro, que si le Trans a un rapport au mouvement, il induit également un questionnement sur le positionnement, la place, l’assignation en quelque sorte. À ce titre, l’article de Clovis Di Massa, qui porte sur le spectacle Quem tem medo de travesti du collectif As Travestidas (qui met en scène des travestis), pose d’une manière incroyablement pertinente l’enjeu sociologique et donc politique de la production artistique quand elle convoque les signes totémisés de la sexualité. Article qui, en définitive, s’inquiète d’une violence réelle et scénique, et du « comment l’on regarde ? », du « qu’est-ce que l’on perçoit ? », « de quoi témoigne l’art ? » qui nous renseignent sur ce que l’on est. Et c’est également cette violence qui transite par l’art qu’étudie Anyssa Kapelusz quand elle écrit sur l’artiste libanaise Sirine Fattouh et son installation vidéographique Entre les ruines. Spectacle chorégraphique qui met en tension ce qui est à voir et ceux qui regardent. Violence qui est à nouveau interrogée par Louis Dieuzayde qui, en lecteur de Supervison (texte manuscrit à paraître) de Sonia Chiambretto, identifie celle qu’exerce le capitalisme sur la langue et la manière de syncoper la syntaxe, le lexique, la parole alors qu’il multiplie ses supports. Soit une manière de mettre en évidence une transpoétique qui atteint le sujet et le transforme malgré lui. Et d’ajouter que ces études qui, toutes, ont un rapport aux matériaux réels, aux documents qui pourraient les inscrire dans le registre des formes documentaires, sont ici problématisées. Au risque de l’invention épistémologique, Yannick Butel propose ainsi de penser un « théâtre de translation » quand il revient sur la mise en scène de Sandra Iché Droite Gauche... Formes « documentaires », disons-nous, ou plus globalement, pratiques de création qui inscrivent les œuvres dans un rapport au « capitalisme et à la dramaturgie » est-on tenté de résumer, alors que le no 8 d’Incertains Regards s’achève avec la production d’Yvan Tina, jeune docteur en Arts de la scène des univesités d’Aix-Marseille et de Dallas, et chercheur prometteur et innovant, qui s’inquiète des mutations que courent les arts et les spectateurs via la technique, en livrant une étude sur le transhumanisme à partir de la lecture de l’essai Transhumanism and society. The social Debate over human Enhancement de Stephen Lilley.

Que tous et toutes soient remerciés pour ces études, ces regards, ces propositions et l’esprit d’escalier dont ils ont fait preuve.

Yannick Butel


[1Jean-François Lyotard, Que Peindre, Paris, Hermann, 2008, p. 54. Énoncé qui appelle un commentaire, lequel montrera que Lyotard pose à travers ces trois adjectifs la configuration d’une œuvre qui échappe désormais au modèle libéral (« monnayable »), au modèle sémiotique (« racontable »), au modèle mimético-linguitique (« signifiable »).

[2« Die Kunst und die Künste » traduit : L’art et les arts.

[3Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1962, p. 17.

[4W. Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 322.