n° 9 | Arts et perspectives révolutionnaires (2019)

vendredi 13 septembre 2024


Parution décembre 2019, sous la direction de Yannick Butel et des membres du comité de rédaction : Louis Dieuzayde, Anyssa Kapelusz, Gilles Suzanne, et Arnaud Maïsetti.

Inclus : un CD,

— Une pièce audiophonique : Événements de Didier-Georges Gabily (interprétée par les étudiants de la section théâtre de l’Université Aix-Marseille), mise en voix par Arnaud Maïsetti

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Sommaire :
— Préface :
 Que reste-t-il de l’avenir révolté des arts ?, Yannick Butel
— L’enjeu :
 dramaturgie : Mai 68, répétition générale de l’avenir. À propos de Évenements, de Didier-Georges Gabily, Arnaud Maïsetti
— La voix est libre
 Le goût des autres, entretien avec Marie-José Malis, par Yannick Butel
— Lecteurs/spectateurs
 La peine de François-Michel Pesenti. Un regard révolutionné de l’autre, Louis Dieuzayde
 « Le lieu de l’ardeur retrouvée ? » De quelques perspectives révolutionnaires sur les scènes actuelles, Anyssa Kapelusz
 D’un rêve révolutionnaire au cauchemar néolibéral ?, Véra Nitsche
 Intissar Belaid, Rester radical (en douce), Robert Bonamy,
 Arts et perspectives révolutionnaires actuelles, Gilles Suzanne
 De la « scène bleue » aux « Gilets Jaunes », détour par l’esthétique liminale, Yannick Butel
— La librairie
 The Big Trouille Made in France, Julien Blaine


Que reste-t-il de l’avenir révolté des arts

préface de Yannick Butel

On a rêvé mieux... de mieux, depuis longtemps déjà et encore maintenant.
Et le rêve, non pas nocturne et freudien qui ne connaît que l’interprétation parce qu’il reste caché et lointain, mais le rêve diurne blochien en a saisi plus d’un. Plus d’un, oui, qui marchant, éveillé, pouvait se mettre à penser d’autres voies, d’autres modes de vie, d’autres rapports aux autres, d’autres façons de faire et de regarder l’œuvre d’art.
On pourrait avoir pire ?
Pire que l’industrie culturelle peut‐être ! Pire que le marché de l’art ! Pire que celui qui fait l’artiste (le copie, le reproduit, le parodie...) Pire que ces foires estivales (festivals, biennales...) et ces foires à tout que forment les musées, les théâtres, les médiathèques, les centres... Oui, les centres culturels, les centres de résidence, les centres d’animation, les « centres » quoi. Pas plus au centre que la terre depuis la découverte de Galilée. Mais centre tout de même... de rétention de la pensée, de prétentions de la pensée... de la « pensée grasse » comme l’écrit Jean Baudrillard.
On pourrait avoir pire... Ça, c’est sans doute l’avenir.
Pour l’heure, à une échelle mineure (mais quelle échelle !), le pire est là, non ? Bien présent, avec la disparition progressive de la conscience singulière, l’extinction de la singularité et le développement de la « subjectivation capitalistique » comme l’écrit Félix Guattari. Le pire, c’est que pour une majorité – on dit comme ça pour légitimer la démocratie – le pire, c’est que c’est indolore pour une majorité.
BB avait raison : « les gens sont trop bêtes pour exiger mieux ».
Et cette vague‐là : cette majorité‐là, qui semble avoir tout emporté, s’est cognée parfois, épisodiquement, rarement, mais violemment, à quelques écueils résistants. Ici et là, rarement, un appel au soulèvement s’est fait entendre.
Et de se rappeler de ça alors qui nourrira la pensée du marcheur diurne : « Les buts de l’occupation sont : le sabotage de tout ce qui est « culturel » : théâtre, art, littérature, etc. (de droite ou de gauche, gouvernementale ou d’avant‐garde), et le maintien de la haute priorité de la lutte politique. » C’était le 17 mai 1968, à l’Odéon occupé, diffusé sur un tract édité par le Comité d’action révolutionnaire.
Appel pour en finir avec l’institutionnalisation de la culture bourgeoise franchisée par Malraux, avec la sacralisation de l’art, avec « l’asphyxiante culture » aurait dit Jean Dubuffet.
De l’écueil, que reste‐t‐il ?
Et d’ailleurs, cet écueil n’était‐il pas, en définitive, un écueil déjà érodé, usé, fossilisé des soubresauts historiques de l’avant‐garde russe qui, dès 1908, se manifestait à Moscou et Saint‐Pétersbourg ? Écueil balayé par Jdanov dès les années 1920.
Que reste‐t‐il du foyer dadaïste et surréaliste, plus en amont encore ?
À regarder l’Histoire, comme l’Angelus Novus de Klee, de manière oblique, révoltés artistiques, révolutions artistiques, résistants de tous poils semblent avoir fait long feu... Et les « tournants esthétiques » successifs, nombreux, ont fini par mal tourner si l’on en juge par l’état bien portant du pire qui s’est installé. Au cri de « Transformer le monde », au souffle du « changer la société », à celui de Marx « changer le monde » ou de Rimbaud « changer la vie » ... rien ne semble plus faire écho. Tout aurait été absorbé, intégré, fondu...
Se pose alors la question, en évitant de regarder le monde avec les lunettes « d’aujourd’hier », comme l’écrirait Henri Meschonnic, de savoir si une révolution artistique est à venir, en devenir... quelque chose, un tournant, qui serait à l’œuvre... des poches de résistance esthétique, poétique, plastique... des plis, en quelque sorte, là où tout peut paraître, parfois, trop lisse...
Les contributeurs, universitaires, poètes, metteurs en scène (tous chercheurs) qui auront participé à ce numéro 9 d’Incertains Regards ont ainsi regardé ici et là, un peu partout, et en différents endroits de l’Histoire artistique et sociale dont ils sont les acteurs et les témoins. Et je veux croire que leurs propositions se liront comme une forme chorale où chaque article fait résonner une note distincte qui fait entendre un regard porté sur notre temps, eu égard au seuil qu’ils occupent, sur les arts et les perspectives révolutionnaires.
Ce n’est pas du passage de Didier‐Georges Gabily au Théâtre de l’Unité, chez Jacques Livchine, dont parle Arnaud Maïsetti dans sa contribution « Événements de D.‐G.G. Mai 68, répétition générale de l’avenir », mais de l’une des premières pièces de l’auteur du groupe T’Chang, Événements. Pièce que Gabily a écrite1 en ayant sous les yeux le livre iconographique Paris-Mai/Juin 1968, réalisé par Édouard Dejay, Philippe Johnsson et Claude Moliterni, paru aux éditions du Serg. Pièce reprise aujourd’hui, en 2018, comme en écho, par les étudiants d’études théâtrales d’Aix‐ Marseille, dirigés par Arnaud Maïsetti qui en signe la dramaturgie et dont on écoutera l’enregistrement joint.
Loin de mai 68 ou proche... non pas dans le prolongement des rêves que suscita le « printemps », mais peut‐ être à même les formes de dégradations sociales et humaines qui n’ont eu de cesse de se développer, l’entretien que nous a accordés Marie‐José Malis se lit comme la tentative de faire front aux fonctionnements pyramidaux et aux cloisonnements hérités qui font du champ social un calque des hiérarchies arbitraires et clivantes... Directrice du Centre dramatique national de la Commune Aubervilliers, elle a fait de ce lieu dévolu à la pratique artistique et au développement des nouvelles esthétiques, un espace de rencontres, de dialogues et de vie. Un territoire des mutualités qui traversent aussi bien le champ de la création que celui de la vie quotidienne. L’engagement est total chez la metteure en scène qui appelle, in fine, « à se prendre en main ».
En marge du récit que Marie‐José Malis fait quant à son action, la contribution de Louis Dieuzayde vient donner un éclairage esthétique aux pièces d’actualité qui sont présentées à la Commune en revenant sur La Peine du metteur en scène François‐Michel Pesanti. Au‐delà des remarques théoriques qui peuvent ponctuer l’article de notre collègue qui a pu observer méticuleusement le jeu des acteurs, la lecture d’un processus de travail accompli avec des « non acteurs » fait la part belle à une émotion et une sensation vive que Louis Dieuzayde, dans une pratique d’écriture sensible, rend et met en perspective. Saisir l’humain, l’humanité, faire que le théâtre corresponde à la convocation d’une présence sentie, ressentie, et donc une intensité, voilà qui
1 Le fonds Didier‐Georges Gabily, déposé par Frédérique Duchêne à l’IMEC, m’a permis de feuilleter ce livre d’affiches, de tracts, de photos sur les « événements de 68 », etc. Et de me retrouver soudainement, au détour des archives, nez à nez avec l’affiche du spectacle qui mettait en avant des blocs de granit surmontés d’un parasol et d’une chaise longue... rappelant, immanquablement, comme le disait le slogan de l’époque, le « sous les pavés la plage », pourrait être l’un des enjeux du théâtre quand il s’est débarrassé des contraintes économiques qui pèsent sur lui. Anyssa Kapelusz, dans « le lieu de l’ardeur retrouvée... », enfonce le clou à l’endroit des pratiques artistiques et esthétiques qui ne sont pas étrangères au sol politique et à l’humus économique dans lequel elles prennent forme. Revenant sur le lien réactif que les pratiques entretiennent à cette gangrène que le penseur égyptien Samir Amin nomme « le virus libéral », sa contribution rappelle le lien consubstantiel qui existe entre certains dispositifs esthétiques et l’actualité (le printemps tunisien, Nuit Debout...). La réflexion qu’elle livre se lit alors sous un constat. D’évidence, le symptôme de la « révolution », ou de l’ancrage politique, est inhérent à la production esthétique, mais aussi, bien souvent, il s’épanouit dans l’ordre qu’il conteste. L’émancipation est alors ailleurs, et c’est dans le travail de Sandra Iché, entre autres, qu’Anyssa Kapelusz pressent une perspective révolutionnaire qui touche, elle, la forme, la structure esthétique et plastique même de la production théâtrale, au point de bouleverser l’activité rétinienne du spectateur, sa manière de regarder donc.
D’une certaine manière, l’article proposé par Véra Nitsche, « D’un rêve révolutionnaire au cauchemar néolibéral ? », s’inscrit également dans cette topique du regard critique sur l’Histoire où les pratiques théâtrales ont développé un rapport au politique, voire à la « révolution ». Dans une approche synchronique et diachronique, l’auteure constate les ruines du rapport que le théâtre a entretenu à l’émancipation et aux perspectives révolutionnaires, notamment quand celles‐ci furent liées à des modèles idéologiques allant du marxisme au gauchisme, en Allemagne. Soit des années 60/70 à nos jours où les expériences de la Freie Szene (She She Pop, Rimini Protokoll, Gob Squad...), que l’on appelle aussi « nouveau théâtre pauvre », semblent s’être substituées à l’ancrage idéologique des « grandes maisons » de théâtre allemand. Entre défaitisme et espoir (renouvellement des formats esthétiques), Véra Nitsche développe ainsi une analyse où la notion de « collectif » est encore porteuse d’un futur artistique qui vaut, celui‐là, principalement pour leur mode de fonctionnement interne. L’idée de « changer le monde » se trouve ici concurrencée par un « comment vivre autrement dans ce monde ».
C’est à Intissar Belaid, jeune cinéaste tunisienne dont on dit qu’elle « ne laisse pas le regard tranquille », que Robert Bonamy consacre une étude. Étude des images, de leur cadrage et de leur montage, coup d’œil sur ce que « convoque un film »... Robert Bonamy montre à travers « Rester radical (en douce) » les zones politiques du cinéma contemporain. Revenant sur Behond neon Lights et Beyond the silence, la contribution met l’accent sur « le trouble » qui semble naître à la perception de ces images plastiques et qui sollicite l’imagination créatrice. Peut‐être, comme le souligne Bonamy, parce que ces images ne sont plus liées à une économie de l’utile et du nécessaire et qu’elles s’inscrivent dans une dialectique du pli, de l’extrémité et de la radicalité qui n’a pas pour objet de choquer, mais plutôt de réinventer les images et le regard qu’on leur porte.
Dans cet ensemble, le texte de Gilles Suzanne embrassera, lui, une histoire du « soubresaut révolutionnaire », dans la vie quotidienne et le champ social contemporain, à travers les pratiques artistiques renouvelées et éphémères. Au prétexte des cahiers de doléance émis en 1789 qui s’apparentent à l’émergence d’une « conscience politique », c’est au regard de ceux‐ci qu’il met en perspective le Grand débat du 5 mars 2019 où l’enjeu de la « culture pour tous » s’était invité. L’article se lit alors comme une enquête sur ce qui relèverait encore d’une culture émancipée alors que, depuis Claude Lefort et sa critique de l’institution bureaucratique, la technocratie semble avoir eu raison de tous les idéaux ; sauf à penser, et Gilles Suzanne le rappelle et le fouille, que le rapport à la révolution est un idéal partagé aussi bien par la droite et ses extrêmes (ultra‐droite : racialistes, nationalistes, identitaires...) que par une gauche moribonde, depuis belle lurette, sauf à chercher dans les formations anarcho‐esthétiques qui ont pu s’en rapprocher ou s’en extraire.
Renseignée, généalogique et archéologique, soutenue par une argumentation et une critique sans faille, la contribution rend compte de processus esthético‐politiques radicaux qui donnent le change à un système néolibéral sclérosé à l’horizon incertain, et s’achève sur le constat d’une lutte à mener où la bataille, bien qu’incertaine, doit être livrée au jour le jour, sur une « scène » qui s’étend de celle du champ social à celles dévolues à l’expression artistique. L’une l’autre se confondant et étant dans un rapport pluriel à la/les perspectives révolutionnaires.
C’est également l’actualité qui a nourri « De la “scène bleue” aux “gilets jaunes”... » que propose Yannick Butel. Un texte qui, rappelant succinctement une histoire des pratiques politiques du théâtre révolutionnaire, tant thématiques que structurelles et esthétiques, le conduit à envisager la naissance et la présence du geste esthétique, au‐delà de l’espace scénique : lieu de création et d’espoirs, mais aussi seuil théâtral qui aura montré ses limites. Influencée par les travaux de Jean Duvignaud sur la théâtralité du jeu social qu’il agrège à ceux de la chercheuse cubaine Iléana Dieguez, la réflexion proposée sur une « esthétique panique » réintroduit l’enjeu des esthétiques liminales. Là où pratique artistique et comportements sociaux s’amalgament en un tout qui dilue la notion d’espaces réservés aux pratiques artistiques afin qu’elles soient distinctes des formes de vie sociale. L’imagination poétique et le rapport que les « gilets jaunes » entretiennent à l’esthétique servent ainsi de trame et de terrain d’observation. Là où la pratique artistique est une pratique politique concrète.
Pénultième contribution d’Incertains Regards, « Lire est un acte violent » de Laurent Cauwet revient sur ce que l’on appelle communément le « Monde du livre » et qui, à la lecture de ce qu’il en dit et analyse, devrait être renommé « le petit monde du livre ». La critique de l’auteur, fondée et référencée, ne laisse aucun doute sur les engagements politiques et poétiques de Laurent Cauwet. Dénonciation d’un entre‐soi, critique des espaces de collusion entre monde éditorial et monde politique, souci de communication et de publicité plus que de littérature, l’éditeur qu’il est, souligne avec fermeté une dérive et un naufrage. Loin de se satisfaire de cet état du « littér‐erre », sous sa main c’est aussi une bibliothèque autre qui surgit, des textes amis qui aident à traverser la vie. Entre autres, ceux de Julien Blaine qu’il édite. Enfin, et le lecteur d’Incertains Regards en sera sans doute surpris, mais ce nouveau numéro s’écartera exceptionnellement de la ligne rédactionnelle que nous avons adoptée quand il abordera la rubrique « La librairie ». Cette rubrique, habituellement espace réservé aux doctorants, sera cette fois, et exceptionnellement, occupée par Julien Blaine, performer et poète aux gestes vitalement révolutionnaires. La différence entre un doctorant et Julien Blaine n’est, en définitive, qu’apparente, puisque tous les deux sont des chercheurs. Seuls les méthodes, les supports, etc. changent. La raison de cette « entorse » ?
Les familiers de Julien Blaine ont sans doute le souvenir du no 7 de la revue où Julien nous a fait don du seul enregistrement au monde de son art performatif. Un essai à paraître bientôt reviendra sur cette actualité Julien Blaine, Les écritures originelles, anthologie établie par Gilles Suzanne, Dijon, Les presses du réel, coll. Al Dante, à paraître 2020. Nous y reviendrons.
La fidélité en amitié pourrait amener le lecteur à penser qu’il n’y a là, alors, qu’une connivence. Pourquoi pas, après tout ! Mais en fait, c’est autre chose que nous voulons annoncer ou que nous lui reprendrons puisqu’il a publié récemment un AVIS N°1 (juillet 2019) tombé dans quelques boites mails. Nous reproduisons celui‐ci qui est en soi la plus magistrale et authentique des réponses à ce numéro sur « Arts et perspectives révolutionnaires ». Et merci encore à toi, Julien pour ton « texte libre » qui se trouve donc « en librairie » intitulé « The big trouille Made in France ».